Madame,
Monsieur,
Je souhaite maintenant vous entretenir sur la question même de l’art et de l’Amour :
Qu’est-ce que l’art d’aimer?
Qu’est-ce que l’amour?
Qu’est-ce que l’art?
Mais avant, lisons ensemble ces courtes citations issues de Claude Frioux, qui signait l’introduction aux Oeuvres d’Anton Tchékhov de la Bibliothèque de la Pléiade, publiée aux Éditions Gallimard le 25 novembre 1967 :
«…Tchékhov en déduit que les grandes généralités oratoires utopiques et idéalistes ont fait plus de mal que de bien, en refusant de porter une attention aux détails concrets de la réalité, au profit de perspectives illusoires. …C’est en fin de compte au nom d’une passion humaniste assez semblable à celle de ses prédécesseurs que Tchékhov préfère aux apocalypses politiques et sociales la philanthropie directe, la lente démarche du progrès. Parce qu’il pense faire mieux qu’eux par cette voie tandis que les programmes des doctrinaires lui paraissent toujours contenir une part de mensonge et de leurre.
Par là, le vérisme* sourcilleux de Tchékhov n’est pas seulement un trait de caractère, mais un principe d’action.»
Pages XVI et XVII
* École littéraire italienne de la fin du XIXe siècle, inspirée par le naturalisme français, ayant pour objet la représentation fidèle de la réalité quotidienne et des problèmes sociaux.
Une seconde réflexion de Claude Frioux sur cet auteur russe clairvoyant sur la condition humaine de ses compatriotes :
«…Tchékhov s’écarte des messianismes à la mode qui promettaient le paradis pour demain à condition de suivre à la lettre leurs recettes. Mais il veut dire aussi qu’il ne peut y avoir d’harmonie réelle de la vie humaine si chaque individu, indépendamment de sa condition, n’a pas acquis un minimum de maturité spirituelle, n’a pas élaboré d’abord pour lui seul un minimum de dignité, d’élégance et de délicatesse. Or, étant donné la grossièreté générale, “asiatique” du monde où il vivait et qui, à tous les échelons de la société, du paysan à l’intellectuel, heurtait Tchékhov plus encore que les injustices ou les mauvaises structures, ce résultat demandait nécessairement beaucoup plus de temps qu’un quelconque coup d’État ou de grâce.
Il exige aussi une méthode particulière : inciter chacun à s’imprégner volontairement, assidûment, courageusement de certaines valeurs essentielles. C’est pourquoi Tchékhov attribue une telle importance à la culture, à la civilisation, sous leurs formes les plus concrètes. C’est pourquoi il voulait développer par tous les moyens les habitudes de réflexion, de lucidité, de finesse, l’instruction et l’esprit critique.»
Page XXIII
Une dernière qu’il vaut la peine d’écouter :
«Pour Tchékhov, c’est seulement par cette voie préliminaire toute personnelle de la conversion de chaque homme à l’idée et à la pratique de sa dignité que peut-être tenté un combat valable contre l’agression permanente de la mort pour lequel les idéologies toutes faites sont d’un secours insuffisant. Le sauvetage dernier ne peut être collectif. … Et les principes généraux d’organisation humaine les plus valables n’ont de chance d’aboutir que s’ils respectent et encouragent la maturation spirituelle des individus, sinon ils risquent de déboucher sur de tragiques chaos.
Tchékhov affirme qu’aucun procédé de mécanique politique ou religieuse ne peut se substituer à cette ascension de chacun vers sa propre lumière.
… La philosophie de Tchékhov ne contredit pas les humanismes rationnels de la tradition. Il signale seulement les imprudences qui les menacent, les drames qui les dépassent. …Ainsi la morale sociale de Tchékhov, tout comme sa vision critique et idéale du monde, se distingue par son caractère existentiel. Elle rend à chaque moment l’homme responsable du surgissement de son destin.»
Pages XXIII et XXIV
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Oserais-je vous dire que je me prends pour un médecin de la taille littéraire d’un Tchékhov? Absolument pas : jamais je n’arriverai à la cheville des réalisations de ce médecin altruiste.
J’ai aussi lu Henri Laborit qui m’a bien mis en garde de penser qu’un jour la société idéale sera réalisée : la société parfaite ne sera jamais; nous pouvons juste tenter de la parfaire, aussi docteur puissions-nous être, aussi idéaliste puissions-nous être : tenter d’améliorer ce qui est; voilà notre rôle à tout un chacun.
Et en tant qu’animal grégaire, aucune personne ne peut seule faire avancer la cause de l’humanité; c’est ensemble qu’il faut tenter; tous ensemble, sinon, il faut oublier l’effort à cette fin, et retourner qu’à l’espérance.
Mais arrive rapidement où l’espérance ne suffit plus : il faut agir, et pour nos sociétés du XXIe siècle, il semble y avoir une urgence d’agir.
Nos principaux maîtres à penser (parmi plusieurs autres) seront Erich Fromm, psychanalyste, André Comte-Sponville, philosophe, et Jean-Yves Leloup, théologien, philosophe et prêtre orthodoxe.
J’ai choisi volontairement ces penseurs parce qu’ils sont de ce temps-ci, contemporains, progressistes, évolutionnistes et réalistes.
Ces penseurs sont de terrain; ces personnes ont connu les épreuves de la vie et ont souffert suffisamment pour oser réfléchir davantage sur ce que bien d’autres avant eux avaient commencé à défricher pour tenter d’expliquer cette vertu essentielle de l’amour, cette force, cette puissance que tout un chacun, humain de cette planète, cherche à avoir, à recevoir, à donner et à maîtriser : la vertu de l’amour.
De fait, depuis la nuit des temps et de l’évolution des consciences humaines, l’humanité cherche à comprendre la source de cet animal humain pas comme les autres. Nous pensons que l’humain est cette race animale capable d’arts et de vertus, dont la plus importante serait celle d’aimer, d’aimer son prochain comme soi-même, et d’aimer tout, croyons-nous!
L’amour comme un art: Erich Fromm
Erich Fromm a eu cette idée géniale de concevoir l’amour comme un art à pratiquer! Et à cette fin, il a commencé par décrire avec finesse d’esprit ce qu’est un ART.
Écoutons Fromm :
- «L’amour est-il un art? En ce sens, il requiert connaissance et effort :
- la pratique d’un art exige de la discipline. Sans [celle-ci], la vie se dérègle, devient chaotique (…).
- Que la concentration [soit] une condition nécessaire à la maîtrise d’un art, il est à peine besoin de le démontrer. Ce manque de concentration apparaît clairement dans notre difficulté à être seul avec nous-mêmes.
- Un troisième facteur est la patience. Encore une fois, qui a essayé de maîtriser un art sait combien la patience est indispensable pour réaliser la moindre chose. Si l’on vise un résultat rapide, jamais on n’apprend un art. (…) pour l’homme moderne, la patience est aussi difficile à pratiquer que la discipline et la concentration. Notre système industriel tout entier s’oriente exactement dans le sens opposé : le sens de la vitesse.
- Finalement, une condition d’apprentissage de tout art est un suprême souci de maîtriser cet art. Si l’art ne revêt pas une importance exceptionnelle, celui qui est novice en la matière ne l’apprendra jamais.»
Par la suite, Fromm, Comte-Sponville et Leloup ont bien travaillé les conceptions de l’art et de l’amour en les détaillant avec suprême minutie et souci de maîtrise; c’est cette minutie que je pense que l’école secondaire doit plus que jamais enseigner à notre jeunesse qui ne demande pas moins de comprendre ce qu’est l’amour, sa pratique quotidienne et sa vertu comme un art. Et ce, incluant la mécanique des relations sexuelles, trop longtemps diabolisées, mais combien naturelles dans l’existence de chacune et chacun.
Avant d’arriver à Comte-Sponville et Leloup, terminons avec Erich Fromm sur l’art d’aimer :
– «Pour la plupart, le problème essentiel de l’amour est d’<être aimé> plutôt que d’<aimer>, d’être capable d’amour.
– Une seconde prémisse sous-jacente à l’attitude selon laquelle il n’y a rien à apprendre sur l’amour revient à supposer que le problème de l’amour est un problème d’<objet>, et non un problème de <faculté>. Les gens pensent qu’il est simple d’aimer, mais qu’il est difficile de découvrir le <bon objet > à aimer – ou qui les aimera. (…) : c’est surtout l’amour romantique que l’on recherche (…).
- La troisième erreur amenant à supposer qu’il n’y a rien à apprendre sur l’amour réside dans la confusion entre l’expérience initiale de <tomber> amoureux et l’état permanent d’<être amoureux> (…). Si deux personnes qui sont étrangères (…) laissent soudainement s’abattre le mur qui les séparait, et se sentent proches, se sentent une, ce moment d’unicité est une des expériences les plus vivifiantes et les plus émouvantes de la vie. (…) Cependant, de par sa nature même, ce type d’amour n’est pas durable. (…) L’intensité de l’engouement (…) ne fait que révéler le degré de leur solitude antérieure.
- Quatrièmement (…) prendre conscience que l’< amour est un art >, tout comme vivre est un art (…) la musique, la charpenterie, la médecine, la mécanique.
– Cinquièmement, quelles sont les étapes nécessaires à l’apprentissage de tout art? (…) deux parties (…) : la maîtrise de la théorie et la maîtrise de la pratique. (…) Mais outre l’apprentissage de la théorie et de la pratique, il y a un troisième facteur nécessaire (…) l’art doit être l’objet d’une préoccupation ultime.
Le paradoxe de l’amour réside en ce que deux êtres deviennent un et cependant restent deux.» (Voir Comte-Sponville ci-dessous)
«(…) l’essence de l’amour est de < se donner de la peine > pour quelque chose et de < faire croître > quelque chose, que l’amour et le travail sont inséparables. On aime ce pour quoi l’on peine et l’on peine pour ce qu’on aime.» (Voir Sénèque ci-dessous)
Ces premières réflexions sur le besoin pour tous d’apprendre l’art d’aimer et la pratique de la vertu de l’amour nous conscientisent davantage sur la nécessité de cet apprentissage dès l’âge de l’adolescence. Il est nécessaire et il répond à un besoin de base de tout humain pour le reste de sa vie; cet apprentissage favorisera cet équilibre psychique lequel équilibre sera mis à l’épreuve quotidiennement tout au long de la vie du futur adulte de demain, lequel cherche à comprendre ces mystères de la vie et de la mort et du bien et du mal.
Au fond, si la violence engendre la violence, le corollaire de cette maxime serait qu’une attention à l’autre puisse engendrer une attention, le respect puisse engendrer le respect.
À nouveau Fromm:
«Si j’aime l’autre personne, je me sens un avec elle, mais avec elle telle qu’elle est, non telle que j’ai besoin qu’elle soit en tant qu’objet pour mon usage. Il est clair que le respect n’est possible que si j’ai atteint l’indépendance, si je puis me tenir debout et marcher sans avoir besoin de béquilles, sans avoir à dominer et exploiter quelqu’un d’autre. Il n’y a de respect que fondé dans la liberté : (…) l’amour est l’enfant de la liberté, jamais de la domination.»
Le Dr Scott Peck dans son célèbre chef-d’oeuvre «Le chemin le moins fréquenté; Apprendre à vivre avec la vie » nous mettait en garde vis-à-vis notre désir de comprendre l’amour :
«L’amour est trop grand, trop profond pour n’être jamais vraiment compris, mesuré, ou limité par les mots. Je crois [cependant] que l’essai en vaut la peine…
En essayant de l’expliquer, on l’a divisé en plusieurs catégories : Éros, Philia, Agapê, amour parfait, amour imparfait, etc. J’ai toutefois l’audace de donner une seule définition de l’amour tout en sachant par ailleurs qu’elle peut être inadéquate : l’amour, c’est la volonté de se dépasser dans le but de nourrir sa propre évolution spirituelle ou celle de quelqu’un d’autre.»
N’est-ce pas que nous sommes toutes et tous des artistes en herbe qui doivent apprendre les rudiments du plus vieux métier du monde (l’art d’aimer) et ainsi devenir compétents, maîtrisant l’alphabet de cet art d’aimer, sa pratique quotidienne, la vertu de l’amour? Définitivement, le psychiatre Scott Peck touche ici par sa définition de l’amour, l’aspect majeur de tout être humain à ce jeune âge de l’évolution : la volonté en puissance de se dépasser! Soi, comme être à réaliser, à actualiser.
Nos adultes de demain ne doivent plus ignorer cet art d’aimer, et ce, dès l’adolescence; c’est la source même de vie en tout : en relations humaines, vis-à-vis le travail, notre travail pour gagner notre vie, vis-à-vis nos engagements envers qui que ce soit, vis-à-vis l’environnement, la faune, la planète, la nature entière… et soi-même d’abord. Apprendre à aimer nous rend «libre» et surtout, heureux.
Martin Gray, citait Georges Bernanos en tout début de son livre, «Entre la haine et l’amour»; ce dernier rappelait :
«On n’attend pas l’avenir comme on attend un train. L’avenir, on le fait.»
Et n’oublions pas Sénèque :
«Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons; c’est parce que nous n’osons qu’elles sont difficiles.»
Et Fromm d’enchérir Sénèque en liant l’amour à sa réflexion :
«(…) l’essence de l’amour est de < se donner de la peine > pour quelque chose et de < faire croître > quelque chose, que l’amour et le travail sont inséparables. On aime ce pour quoi l’on peine et l’on peine pour ce qu’on aime.»
L’amour comme LA vertu: André Comte-Sponville
Passons maintenant aux réflexions du philosophe français, André Comte-Sponville.
C’est en janvier 1995 que Comte-Sponville a publié son «Petit traité des grandes vertus»; il a réfléchi sur 18 vertus, consacrant ainsi en moyenne 21.5 pages par vertu; mais à celle de l’amour, il a consacré 94 pages (4 fois plus) soit le quart de son livre pour 1 seule vertu sur les 18 vertus recensées. N’est-ce pas que cela souligne l’importance et la complexité de bien apprendre sur cette vertu de l’amour, et l’art d’aimer?
Comte-Sponville, commence par nous définir ce qu’est une vertu : Une vertu,
«C’est une force qui agit, ou qui peut agir.
(…) la vertu d’un homme, c’est ce qui le fait humain, ou plutôt c’est la puissance spécifique qu’il a d’affirmer son excellence propre, c’est-à-dire son humanité.
La vertu (…) c’est notre manière d’être et d’agir humainement, c’est-à-dire notre capacité à bien agir.
Il n’y a pas de vertu naturelle.
La vertu répète-t-on depuis Aristote, est une disposition même à faire le bien. (…) Pas de Bien absolu, pas de Bien en soi, qu’il suffirait de connaître ou d’appliquer. Le bien n’est pas à contempler; il est à faire. Telle est la vertu : c’est l’effort pour se bien conduire…
Les vertus sont… toujours singulières, comme chacun d’entre nous, toujours plurielles, comme les faiblesses qu’elles combattent ou redressent.
Les vertus sont toujours nécessaires et toujours difficiles.
Et Comte-Sponville de préciser ceci :
Quand l’amour est là (…), les autres vertus suivent spontanément.
Il y a une manière médiocre, égoïste, haineuse parfois de faire l’amour. Et il y en a une autre…, de le faire bien, ce qui est bien faire, et ce qui est vertu. L’amour physique n’est qu’un exemple… L’amour, s’il naît de la sexualité, comme le veut Freud et comme je le crois volontiers, ne saurait s’y réduire, et va bien au-delà de nos petits ou grands plaisirs érotiques. C’est toute notre vie, privée ou publique, familiale ou professionnelle qui ne vaut qu’à proportion de l’amour que nous y mettons ou y trouvons. … Pourquoi travaillerions-nous, n’était l’amour de l’argent, du confort ou du travail?
On ne naît pas vertueux; on le devient. Comment? Par l’éducation…
il y a l’amour que l’on fait ou que l’on donne, et c’est action. (…) le père aime son fils, qui ne lui manque pas!… La plupart des pères apprendront… à l’aimer… tel qu’il est…»
Le paradoxe de l’amour réside en ce que deux êtres deviennent un et cependant restent deux.» (Voir Fromm ci-dessus)
Et Comte-Sponville s’inspirant de Spinoza:
«Ce n’est pas parce qu’une chose est aimable que nous l’aimons; c’est parce que nous l’aimons qu’elle est aimable. (…) (Voir Sénèque ci-dessus) ce qui vaut, c’est ce que nous aimons. Ce n’est pas parce que les gens sont aimables qu’il faut les aimer (ou que nous les aimons), c’est dans la mesure où nous les aimons qu’ils sont (pour nous) aimables. [Agapê ou la charité, ou la générosité] c’est l’acceptation joyeuse de l’autre, et de tout autre. Tel qu’il est, et quoi qu’il soit.»
Finalement, écoutons ce qu’a à nous apprendre Jean-Yves Leloup, prêtre orthodoxe sur notre inconscient :
«Dans l’évolution d’un être humain vers l’âge adulte arrive un moment où il accepte qu’à côté de ce dont il est conscient, il y a de l’inconscient et que cet inconscient quelquefois le domine, < lui fait faire ce qu’il ne voudrait pas faire > pour reprendre le langage de Saint Paul : < je ne fais pas le bien que je veux, je fais le mal que je ne veux pas.>»
Et Erich Fromm, psychanalyste d’ajouter :
«Dans la conception taoïste, comme dans les philosophies indienne et socratique, savoir que nous ne savons pas constitue l’échelon le plus élevé auquel la pensée accède. < Savoir et cependant (penser) que nous ne savons pas est (l’accomplissement) le plus élevé; ne pas savoir (et cependant penser) que nous savons est une maladie >.»
L’amour au delà de l’espérance: Jean-Yves Leloup
Jean-Yves Leloup a cette qualité d’homme qui ne se cache pas la vérité qu’il cherche :
«(…) dans la vie quotidienne, dans nos relations avec les personnes que nous rencontrons (…) il n’y a pas d’attitude juste, il n’y a que des attitudes qui s’ajustent! Nous avons sans cesse à nous ajuster à ce qui est présent, ce qui est juste à un moment ne l’est plus à un autre.
«Être triste ou ne pas être triste… là est la question, qui n’est pas question d’humeur, mais de volonté.
L’espérance est le propre de l’homme libre, le désespoir, celui de l’homme soumis aux pesanteurs et aux délabrements de son histoire. (…)
Désespérer, c’est ne plus vouloir.
L’espérance est bien un acte de volonté, une vertu, c’est-à-dire une force. La force qui parfois nous manque…
“S’il faut revenir quelque part, revenir à ce qui est, il n’y a pas d’autre chemin que l’attention, que celle-ci soit sensible, affective, intellectuelle ou spirituelle (…).
L’attention est alors un autre nom pour l’Amour, quand celui-ci ne se contente pas d’émotions ou de bonnes volontés, mais devient l’exercice quotidien d’une rencontre avec ce qui est, avec ce que nous sommes.”
J’exprimais il y a quelques années que, dans notre urgent quotidien, nous oublions d’aimer! D’autant plus que nous n’avons pas appris adéquatement l’art d’aimer. Nous sommes donc doublement inconscients dans notre agir à cause de cette vitesse de faire l’action, et de notre ignorance du pourquoi fondamentalement nous agissons. Nous sommes pressés d’agir, croyant bien faire, mais souvent inconscient de savoir si nous agissons bien et avec amour.
À nouveau Leloup;
« Le drame de l’homme, c’est l’oubli de l’Être, le monde de l’absence, le monde de l’oubli.
L’attention est ici considérée comme un remède. (…) Elle nous fait revenir de cet exil qui est l’oubli de l’Être, plus encore elle nous fait revenir de l’enfer qui est absence de Miséricorde. (…) Le péché (…) est en effet (…) oubli de notre capacité d’aimer…”
Quand j’ai lu Jean-Yves Leloup, j’ai eu cette question :
Mais avons-nous un jour de notre existence appris à aimer?
Ma réponse fut spontanément NON! Il m’a fallu vivre ma crise de la quarantaine pour décider d’apprendre à aimer et découvrir qu’aimer était un art à apprendre, et que je n’avais jamais, à ce jour, appris cet art.
Écoutons de nouveau Leloup :
“Je n’appelle imbécile (et celui-ci peut-être très savant) que celui dont l’intelligence est arrêtée par ce qu’il sait, celui dont le désir est arrêté par ce dont il jouit, celui dont le regard est arrêté par ce qu’il voit. Ce regard trop plein < qui manque de manque >, incapable désormais d’espace pour voir (…).
L’espérance, c’est ce qui garde l’homme dans l’Ouvert, le désir non arrêté par ses jouissances, ses savoirs, ses pouvoirs. Cela ne va pas sans difficultés, mais cela va sans tristesse (…).”
Cette lecture de Leloup n’est pas sans me rappeler ironiquement Jean Gabin et son monologue chanté «Maintenant je sais» :
Quand j’étais gosse haut comme trois pommes
J’parlais bien fort pour être un homme
J’disais, je sais, je sais, je sais…
Cette chanson est un clin d’oeil à Socrate sous bien des aspects, dont celui de notre ignorance et de la nécessité de nous ouvrir à la connaissance, comme Leloup vient de nous y inviter.
Et plus encore nous dit Leloup :
“On ne se suicide pas < à cause de l’espérance>, mais parce que nous a semblé insupportable le manque… Ce manque, qui est notre condition mortelle est aussi le lieu où peut s’éveiller l’inaliénable désir : (…) l’ouverture du moi à un < au-delà du moi> pour parler le langage de la psychologie transpersonnelle.
L’espérance dépend donc d’une certaine qualité d’ouverture du cœur et de l’intelligence.”
“Un des drames de l’homme contemporain, c’est qu’il a perdu son coeur. Entre le cerveau et le sexe, il n’y a rien; quelquefois, quand même, une immense nostalgie(…), mais souvent on passe des analyses les plus froides aux débordements pulsionnels les plus inconsidérés. L’Homme devient ainsi de plus en plus schizophrène, ayant perdu le centre d’intégration, de < personnalisation > de son être : le cœur.
L’intelligence sans cœur, < la science sans conscience > éclaire nos sociétés d’une lumière froide où l’homme < se gèle >, s’analyse et s’ennuie (…).
Une sexualité sans cœur n’est pas une sexualité vraiment humaine, (…) ce n’est que dans une relation de personne à personne que le plaisir bref peut se transformer en bonheur durable. < Dans le véritable amour > disait Nietzsche < c’est l’âme (personnalité et sensibilité unique de l’être) qui enveloppe le corps >.
C’est le cœur (…) qui peut orienter les découvertes de l’intelligence dans un sens positif à la vie de l’humanité.
‘(…), l’essentiel est d’apprendre à aimer et à bien aimer (…).’
‘Saint-Basile (…) fait de l’attention à soi l’une des caractéristiques de la nature humaine : < l’attention est aux êtres raisonnables ce que l’instinct est aux animaux. > Il montre également que ce qui donne valeur et efficacité à une activité, c’est l’attention avec laquelle on l’exécute. (…) l’attention étant ce moment unique où peuvent se rejoindre l’intelligence et le cœur.’
Par cette dernière citation de Leloup, nous rejoignons Fromm et sa foi en l’homme qu’il peut et doit apprendre l’art d’aimer.
Et c’est cette foi en soi même que je viens de tenter de vous convaincre pour les adolescents, à cet âge capital par où nous avons toutes et tous passé, à cet âge où notre conscience à notre inconscient commence son éveil.
L’espérance n’a plus pour moi cette puissance bien expliquée par Jean-Yves Leloup, mais je reconnais son existence; je ne peux donc pas l’ignorer dans l’apprentissage de l’art d’aimer; l’espérance est un ingrédient vital qui doit être bien dosé, qu’il faut apprendre à relativiser dans la composition et la conjugaison des étapes de la vie humaine.
Résumons : l’amour est don.
Je termine cette conférence en nous attardant sur l’esprit du don; à cette fin je citerai encore Erich Fromm :
‘Qu’est-ce que donner? (…) Le malentendu le plus courant est de croire que donner, c’est < abandonner > quelque chose, se priver de, renoncer. […]
Quant au caractère mercantile, il est prêt à donner, mais à la condition qu’en échange, il reçoive. (…)
Les gens à orientation non productive ressentent le don comme un appauvrissement.
Pour un caractère productif, le don revêt une signification entièrement différente. Il constitue la plus haute expression de puissance. Dans l’acte même de donner, je fais l’épreuve de ma richesse, (…) et me remplit de joie. Je m’éprouve comme surabondant, (…) et [j’]exprime ma vitalité.
Non que soit riche celui qui ‘a’ beaucoup, mais celui qui donne beaucoup. (…) Quiconque est capable de donner de lui-même est riche.’
L’amour est don. L’amour “est” et non pas “a”. Et l’amour est don à soi d’abord (charité bien ordonnée commence par soi-même).
On n’a pas des amours ou des amis, on “est” amoureux de…, on “est” ami de…, on “est” en amour avec.… On ne possède pas des amis ou des amours; on “est” ami ou amoureux ou amant de.… La vertu de l’amour est synonyme d’être un être et non pas d’avoir un être.
L’amour ne possède pas; l’amour donne; même dans l’acte sexuel : je donne du plaisir à l’autre et l’autre me donne du plaisir : je reçois de l’autre son don de plaisir, lequel est le fruit du mien. Et de ce don, vivra la création d’un être, la création d’un peut-être (Jean-Yves Leloup).
Écoutons ce poème de Leloup : L’amour désespérément
L’amour, désespérément
Oui,
L’Amour,
Désespérément
Puisqu’il n’y a rien d’autre
Qui vaille d’être vécu.
Nulle autre Réalité,
Et cette Réalité n’existe pas…
N’étant rien de ce qui existe
Elle est l’espace où tout peut exister
Peut-être…
L’Amour est le seul vrai Dieu
Qui ne soit pas une idole.
On ne peut le garder
Qu’en le donnant.
L’Amour est le seul vrai Dieu
Au Nom duquel on ne peut que mentir,
Puisque c’est une vérité que l’on n’a pas,
Que l’on n’aura jamais,
Et que l’on perd sans cesse en la cherchant…
Aimer Quelqu’un
C’est renoncer à l’avoir
Et dans ce renoncement
Il va,
Il ne peut que venir et passer.
L’Amour :
Ce qui arrive au ciel
Quand il se fait bleu…
Mais il n’y a de bleu “désespéré”
Il y a le beau temps
Qu’on n’attendait pas…
Jean-Yves Leloup, dans “Un art de l’attention”
Jeunes adolescents, nous sommes tous des analphabètes de l’art d’aimer : nous ne savons même pas comment aimer nos amis, nous ne savons même pas aimer nos amours! Et nous ne savons pas, très souvent, comment s’aimer soi-même. Nous devons l’apprendre comme nous avons appris à lire, à écrire, à compter, notre métier et tout le reste.
La vie est souffrance nous enseigna le Bouddhisme; il faut donc apprendre à souffrir pour vivre bien; et donc apprendre à s’aimer, car s’aimer, c’est apprendre à souffrir pour vivre bien. La vie est belle pour ceux qui ont appris à souffrir et donc à s’aimer. Ainsi diminue cette souffrance de vivre.
Il faut créer de la beauté et cette création est pour soi d’abord. Créer de la beauté, c’est pour soi d’abord qu’on fait cette œuvre; et créer de la beauté s’est s’aimer et aimer l’autre, car c’est aussi pour l’autre que nous faisons et tentons de créer de la beauté.
L’amour est don autant en amitié, qu’en relations sexuelles, qu’envers ses enfants, nos parents, les personnes dans le besoin, soi-même et même tout le reste, tel que la faune, l’environnement et nos possessions, notre propriété, toute la nature. Qu’est-ce que prendre soin de ses affaires, sinon de les aimer.
Quand on dit “j’aime”, il faut se conscientiser qu’on a appris un art : celui d’aimer.
Qu’est-ce qu’un art? Et qu’est-ce qu’aimer? Voilà le cœur de cette formation que tous les adolescents, filles et garçons, doivent recevoir d’une manière formelle et non plus de la manière actuelle, c’est-à-dire d’une manière informelle et sans cadre logique d’apprentissage et de la pratique.
Dorénavant, quand une personne dira “je t’aime”, elle aura appris l’art d’aimer! Et elle se sera engagée à cette fin : s’engager envers qui et quoi que ce soit sous-entendra “action”, respect et soins, non plus simplement “passion” sans engagement, ou par simple sentiment ou par affection ou par un ressenti d’un moment.
L’amour de soi sera le premier amour à bien circonscrire, car c’est le primordial : sans ce premier amour bien compris et appris comme un art et comme il se doit, tous les autres amours sont en péril et demeurent stériles, sinon mal conçus.
C’est le tragique actuel de notre monde : on pense aimer, mais trop souvent on aime mal et même pas du tout. Il ne faut pas nous jeter la pierre, personne ne doit se ressentir coupable, car nous n’avons pas appris que l’amour était un art à apprendre, une vertu à posséder : nous ne savions pas et nous ne savions pas que nous ne savions pas.
Nous ne sommes plus au temps des culpabilités à confesser; nous sommes maintenant et pour toujours à ce temps nouveau de l’apprentissage de ce qui “est”, et ce qui “est”, est à comprendre et à apprendre : c’est un art à pratiquer tous les jours pour en devenir un maître, pour maîtriser l’amour, le pratiquer tous les jours et être maître de soi.
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Il y a donc l’AMOUR DON pour recevoir en retour (don intéressé), et il y a l’AMOUR DON en pure générosité, sans rien attendre en retour.
Pour donner, il faut en avoir la capacité, le pouvoir de donner : nul ne peut donner ce qu’il n’a pas.
Est riche celui qui peut donner.
L’amour don ou le don d’amour n’appauvrit que celles et ceux qui épuisent leur pouvoir d’aimer; le mariage égoïsme-altruisme doit donc s’équilibrer en permanence. Aimer n’est pas faire un martyre de soi.
L’amour étant DON, il y a donc nécessité de s’enrichir d’abord afin d’aimer et de donner ensuite.
Ainsi l’enfant reçoit jusqu’à l’âge de la préadolescence l’amour don de ses parents si ceux-ci ont reçu préalablement l’amour de leurs parents. C’est là une chaîne continuelle.
Au début de l’adolescence, l’enfant commence graduellement à avoir le pouvoir de donner ce qu’il a reçu en étant conscientisé à ce qu’il a reçu pour, à son tour, commencer à donner. Il doit continuer à recevoir, mais il doit commencer à donner. Il le ressent, mais sa conscience demande à comprendre son sentiment.
Au début, il pourra donner avec l’intérêt de recevoir en retour, mais rapidement, il prendra conscience que l’Amour a aussi cette dimension altruiste de donner à l’autre sans attendre de retour, sinon la seule affection ou l’appréciation mystérieuse et agréable de donner. Ainsi, pourra-t-il palper cette affection par les soins qu’il accordera à un animal domestique. Par la suite, il commencera à donner de l’aide à ses parents dans certains travaux et entretiens ménagers.
L’important à ce stade-ci de l’évolution spirituelle de l’enfant, c’est de le conscientiser graduellement à ces aspects et ces dimensions humaines de la vertu de l’Amour, celle qui rend l’être humain mature et libre, en route vers son humanisation, vers cet humanisme qui demande respect envers toute la création, sa personne incluse : les autres humains plus ou moins favorisés par la vie, par la nature, la faune, le monde végétal et minéral que la planète nous donne et dont il faut prendre soin.
L’amour demande effort et n’est pas seulement ce sentiment ou cette affection douce heureuse que nous ressentons lorsque l’autre nous aime : l’amour adulte mature est toujours un mouvement de réciprocité, même dans l’acte sexuel : il y a réception de plaisir et il y a don de plaisir. L’amour aussi noble soit-il est Don et Réception en alternance permanente jusqu’à mort s’en suive.
L’amour qui nous a été donné par nos parents (si cette chance nous a souri) fut donc d’abord une réception égoïste de leur don d’amour, mais par la suite, l’amour adulte mature doit devenir DON de soi à soi, DON de soi à l’autre et DON de soi envers tout autre. C’est là l’apprentissage de l’Amour.
Et celui-ci ne s’épuise jamais, car il sait recevoir et donner en réciprocité, la source même d’aimer son prochain comme soi-même.
Je vous remercie de votre écoute,
François Champoux, Trois-Rivières
Novembre – Décembre 2023